Corps fleuve
 

Quelque chose me touche dans le travail de Sylvie de Meurville. Quelque chose dans l’œuvre qui fait œuvre, je veux dire pour moi, une représentation, au sens propre : qui me rend présent, en me montrant, en me faisant savoir. Sylvie de Meurville me montre ce que je ne vois pas. A la manière d’une carte, elle m’élève au-dessus de moi-même pour me montrer où je suis. Mais cette carte elle-même s’élève d’elle-même et se détache du papier pour devenir un objet. Du coup, nous nous faisons face, verticalement. Cette carte n’est pas une carte. Elle ne me montre ni les routes, ni les villes, ni les frontières, ni les reliefs, ni les richesses du sol, ni la densité des populations, ni la vitesse de propagation des virus – elle gomme tout cela pour me montrer le chemin de l’eau. Tous les chemins de l’eau. Car le mot « fleuve », le mot « rivière » formaient dans mon esprit des images naïves. Ce que je voyais de la « Moselle », c’est, de Bussang au Rhin, le mince trait bleu qui passe par l’endroit où j’habite et qui se jette quelque part, là-haut. Ce que l’œuvre me révèle, c’est au contraire un réseau de veines qui ressemble à un cœur. Rideau de soie que je traverse comme l’eau d’une cascade. Dentelle de titane poussée comme un lierre sur le mur. Bassin. Danseuse d’acier courbe qui s’enroule à moi comme une robe. C’est cette chevelure de Gange. C’est cette Somme à mes pieds qui fait un somme. Ce Dormeur du Val. Ce remords confus devant l’Aral qui s’étiole. Cette algue, ce rhizome, ce buisson. Ce hasard de rides creusé dans la peau du sol. Ces crânes sans os qui me fixent, ces fantômes. Quelle sorte d’âme suis-je devant ces dessins qui dansent ? Suis-je à l’intérieur d’eux, ou sont-ils au-dedans de moi ? Chaque matin, quoi qu’il arrive, je marche le long de la Moselle. Je fais une boucle. J’accompagne un peu d’eau dans sa longue route vers la mer, puis je rebrousse chemin vers la journée qui m’attend. Je m’assois parfois sur la rive pour perdre mes yeux dans les reflets. Chaque matin, sans le savoir, le petit compas de mon corps arpente un corps beaucoup plus grand que lui. Chaque matin, sans le savoir, mon corps se promène dans un corps fleuve. Merci La Lune En Parachute       

Florent Kieffer - printemps 2020

 
Sylvie de Meurville

Bibliographie